Thérèse d'Avila
Fondations, 19 (traduction Marcelle Auclair), extraits
Avec l'Ordre du Carmel qui se prépare au V° centenaire de la naissance de Sainte Thérèse de Jésus (d'Avila), nous vous proposons une découverte du Livre des Fondations
Où l'on poursuit la fondation du monastère de Saint-Joseph de la ville de Salamanque.
2 La veille de la Toussaint de l'année susdite, à midi, nous arrivâmes donc à Salamanque. Je m'informai à l'auberge d'un homme de cette ville, nommé Nicolas Gutierrez, grand serviteur de Dieu, que j'avais chargé de veiller à ce que la maison soit libre. L'excellence de sa vie lui avait obtenu de Sa Majesté d'être heureux et en paix en de grandes épreuves, car après avoir connu une grande prospérité il s'était trouvé très pauvre, ce qu'il supportait aussi allégrement que la richesse. Il travailla beaucoup à cette fondation, avec bonne volonté et dévotion. J'appris par lui que la maison n'était pas libre, il n'avait pu encore obtenir le départ des étudiants. Je lui dis combien il importait qu'ils nous la laissent avant que notre arrivée soit connue, car, comme je l'ai dit, je craignais toujours qu'on suscitât des obstacles. Il alla voir celui à qui appartenait la maison et il se donna tant de mal que les écoliers vidèrent les lieux dans l'après-midi; nous y entrâmes à la nuit tombante.
3 … la maison était dans un tel état que cette nuit-là ne fut pas sans travail. On dit la première messe le lendemain matin et je fis appeler les autres religieuses qui devaient venir de Medina del Campo. Ma compagne et moi passâmes seules la nuit de la Toussaint…
4 La maison était très grande et délabrée… Nous nous enfermâmes dans une pièce où j'avais mis la première chose que je me procure quand je fonde une maison, de la paille: quand nous en avions, nous ne manquions pas de lits. Nous y couchâmes cette nuit avec deux couvertures qu'on nous avait prêtées. Bientôt des religieuses d'un couvent voisin à qui nous avions craint de porter ombrage nous prêtèrent du linge pour nos compagnes qui allaient arriver et nous firent l'aumône…
6 Le couvent resta dans cette maison près de trois ans, ou quatre, je ne me le rappelle pas exactement, car on m'envoya à l'Incarnation d'Avila; jamais je n'ai volontairement quitté un monastère tant qu'il n'est pas dans une maison à nous, recueilli et aménagé à mon gré. Dieu m'a fait la grâce d'être la première à l'ouvrage, de m'occuper de toutes choses, jusqu'aux plus menues, en vue de la bonne organisation et de la tranquillité des sœurs… J'ai beaucoup souffert de tout ce qu'elles ont enduré ici; rien n'a manqué à leur subsistance (j'y veillais où que je fusse, sachant la maison trop à l'écart pour recevoir des aumônes), cependant elle n'était pas saine, mais humide, très froide, et si grande qu'il est impossible d'y pallier. Enfin, et c'est là le plus grave, elles n'avaient pas le Très Saint-Sacrement, ce qui est une désolation dans cette vie cloîtrée…
7 Ému de pitié par leur perfection et leurs épreuves, le supérieur me ramena de l'Incarnation auprès d'elles. Elles s'étaient déjà entendues avec un gentilhomme qui leur cédait une maison dans un tel état qu'il fallut dépenser plus de mille ducats pour y entrer. Elle faisait partie d'un majorat, le propriétaire nous permit tout de même de nous y installer et même d'y élever des murs, bien que l'autorisation du roi ne fût pas arrivée. Le P. Julien d'Avila était avec moi - j'ai dit qu'il m'accompagnait dans ces fondations - nous vîmes la maison afin de décider de ce qu'il convenait de faire, car l'expérience me valait de m'entendre à ces sortes de choses.
8 Nous arrivâmes en août; malgré toute la hâte inimaginable, les soeurs restèrent où elles étaient jusqu'à la Saint-Michel, date à laquelle se font les locations; il s'en fallait de beaucoup pour que la nouvelle maison soit terminée…
9 Nous déménageâmes la veille de la Saint-Michel, un peu avant le lever du jour; nous avions annoncé pour la Saint-Michel la pose du Très Saint-Sacrement et le sermon qui suivrait. Notre-Seigneur voulut que le jour du déménagement, dans l'après-midi, il tombât une très forte pluie; le transport des choses nécessaires se fit difficilement. La chapelle était neuve, mais si mal couverte qu'il y pleuvait presque partout. Je vous dis, mes filles, que je me vis bien imparfaite ce jour-là. Les cérémonies étaient annoncées, je ne savais que faire, cela m'anéantissait, j'en vins presque à me plaindre à Notre-Seigneur, lui demandant, soit de ne pas m'ordonner de m'occuper de ces travaux, soit de me venir en aide. … Et il en fut ainsi: le jour de la Saint-Michel je fus fort édifiée de voir le soleil paraître au moment même où les gens arrivaient…
10 Il y eut beaucoup de monde et de musique; on posa bien le Très Saint-Sacrement en grande pompe; comme cette maison est bien située, elle fut bientôt connue et vénérée…Mais le lendemain de notre cérémonie, afin sans doute de tempérer notre joie d'avoir le Très Saint-Sacrement, le propriétaire de la maison arriva, si furieux que je ne savais qu'en faire; le démon l'empêchait d'entendre raison….
11 Le cas est que trois ans se sont écoulés depuis lors, la vente n'est toujours pas conclue, je ne sais si le monastère pourra rester là, je dis dans cette maison, ni où tout cela aboutira.
12 Ce que je sais, c'est que dans aucun des couvents de cette première Règle que le Seigneur a fondés les religieuses n'ont subi, de loin, de si grandes épreuves. Mais elles sont si bonnes, par là miséricorde de Dieu, qu'elles supportent tout joyeusement. Plaise à Sa Majesté de les aider ainsi à progresser, car il importe peu d'avoir ou non une bonne maison; nous aimons même nous trouver dans une maison d'où l'on peut nous chasser, lorsque nous nous rappelons que le Seigneur du monde n'en posséda aucune. Nous dûmes souvent loger dans des maisons qui ne nous appartenaient point, au cours de ces fondations, et jamais, en vérité, je n'ai vu une religieuse s'en affliger. Plaise à la Divine Majesté, dans son infinie et miséricordieuse bonté que les demeures éternelles ne nous manquent point. Amen, amen.
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