Thérèse d'Avila Vie, Chapitre 22, extraits
Avec l'Ordre du Carmel qui se prépare au V° centenaire de la naissance de Sainte Thérèse de Jésus (d'Avila), nous vous proposons une découverte pas à pas de son autobiographie.
Voici ce qu'on lit dans certains livres qui traitent de l'oraison. La contemplation étant entièrement surnaturelle et l'œuvre du Seigneur, l'âme ne peut, il est vrai, y arriver par elle-même; mais quand elle a passé plusieurs années dans la voie purgative, et se trouve déjà avancée dans l'illuminative, elle peut s'aider, en retirant sa pensée de toutes les créatures, et en l'élevant humblement vers le Créateur. Je ne sais pas bien ce que ces auteurs entendent par illuminative; c'est, je m'imagine, la voie de ceux qui font des progrès. Ils recommandent beaucoup d'éloigner de soi toute image corporelle, et de s'élever à la contemplation de la divinité; car, disent-ils, pour ceux qui sont parvenus jusque-là, l'humanité de Jésus-Christ elle-même est un empêchement et un obstacle à la parfaite contemplation. Ils allèguent ce que Notre Seigneur dit à ses apôtres, le jour de son Ascension, en leur annonçant l'arrivée du Saint-Esprit. Mais si alors ils avaient cru, aussi fermement qu'après la descente de ce divin Esprit, que Notre Seigneur était Dieu et homme, ils n'auraient pas, je pense, rencontré un obstacle dans son humanité…
La contemplation étant une œuvre purement spirituelle, tout ce qui tombe sous les sens peut, disent ces auteurs, devenir un obstacle et un empêchement; d'après eux, ce que l'on doit tâcher de faire, c'est de se considérer comme dans une enceinte, de toutes parts environné de Dieu, et entièrement abîmé en lui. Cela me semble bon quelquefois; mais s'éloigner entièrement de Jésus-Christ, compter son corps divin parmi nos misères, le mettre au rang des autres créatures, c'est ce que je ne puis souffrir.
Ce que je veux dire maintenant, sans me mêler du
reste, c'est comment il a conduit la mienne, et le péril où je me vis, en voulant me conformer à ce que je lisais…à mon avis, c'était une illusion…
Dès que je commençai à avoir un peu d'oraison surnaturelle, j'entends de quiétude, je tâchais d'écarter de ma pensée tout objet corporel…Il me semblait néanmoins sentir la présence de Dieu, ce qui était vrai, et je tâchais de me tenir recueillie en lui. C'est là une oraison agréable et où l'on trouve de grandes délices, pour peu que Dieu se fasse goûter à l'âme. Comme ce profit et ce plaisir se sentent, personne ne m'eût fait retourner à la sainte humanité du Sauveur, dans laquelle je croyais vraiment trouver un obstacle.
O Seigneur de mon âme et mon bien, Jésus crucifié! je ne me souviens jamais sans douleur de cette opinion que j'ai eue. Je la considère comme une grande trahison, bien qu'elle vînt de mon ignorance…Ai-je bien pu, Seigneur, avoir en l'esprit, même une heure seulement, cette pensée que vous me dussiez être un obstacle dans la voie d'un plus grand bien? Et d'où me sont venus à moi tous les biens, si ce n'est de vous? …
Il y a, ce me semble, deux raisons sur lesquelles je puis fonder mon sentiment… La première raison sur laquelle je me fonde, c'est qu'il y a là un léger manque d'humilité, si couvert et si caché qu'on ne s'en aperçoit pas. Quel est celui, en effet, qui, même après avoir passé sa vie dans les oraisons et les pénitences, en butte à toutes les persécutions imaginables, ne regarde comme un précieux trésor et une magnifique récompense, la grâce que lui accorde le divin Maître de rester avec saint Jean au pied de la croix?...
Il peut arriver que notre sensibilité, ou la maladie, ne nous permette pas de toujours méditer la passion du Sauveur, ce qui en soi est pénible. Qui nous empêche alors de rester auprès de Jésus-Christ ressuscité, puisque nous l'avons si près de nous dans le très saint Sacrement, où il est déjà glorifié? De cette manière nous ne le verrons pas accablé de douleurs, déchiré de verges, ruisselant de sang, épuisé de fatigue sur les chemins, persécuté par ceux qu'il comblait de biens, renoncé par des apôtres incrédules. Il est, je l'avoue, des âmes qui ne sauraient penser constamment à de si grands tourments. Eh bien! le voici sans souffrances, plein de gloire, excitant les uns et encourageant les autres, avant de monter aux cieux; le voici notre compagnon au très saint Sacrement, car il n'a pas été, ce semble, en son pouvoir de s'éloigner un moment de nous. Et moi, Seigneur, j'ai pu m'éloigner de vous, dans l'espoir de vous mieux servir…
Pour moi, surtout depuis mon erreur, je l'ai reconnu et je le vois clairement: nous ne pouvons plaire à Dieu que par Jésus-Christ; et sa volonté est de ne nous accorder de grandes grâces que par les mains de cette Humanité très sainte, en qui, comme il le dit, il met ses complaisances… C'est par cette porte, comme je l'ai vu clairement, que nous devons entrer, si nous voulons que la souveraine Majesté nous découvre de grands secrets… Que désirons-nous de plus qu'un si bon ami, qui, toujours à côté de nous, ne nous abandonne pas dans les travaux et les tribulations, comme font ceux du monde? Bienheureux celui qui l'aime véritablement, et qui toujours le garde près de soi!...
Faibles humains que nous sommes, il est d'une immense utilité pour nous, toute la vie, de nous représenter Jésus-Christ comme homme; or, le second inconvénient de cette méthode est précisément de nous en détourner. J'ai déjà signalé le premier: c'est un petit défaut d'humilité pour l'âme, ai-je dit, de prétendre s'élever avant que le Seigneur l'élève, de ne pas se contenter de méditer sur cette Humanité sainte, et de vouloir être Marie avant d'avoir travaillé avec Marthe. Lorsque le Seigneur veut qu'elle soit M
arie, quand ce serait dès le premier jour, il n'y a rien à craindre; mais de grâce, ne nous invitons pas nous-mêmes, comme je l'ai, je crois, dit autre part. Ce petit défaut d'humilité, cet atome qui ne semble rien, nuit cependant beaucoup à l'âme qui veut avancer dans la contemplation.
Je reviens au
second inconvénient d'une telle pratique: nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps; vouloir sur cette terre, surtout quand on y est aussi enfoncé que je l'étais, se faire des anges, c'est une folie. …lorsque les affaires, les persécutions, les peines troublent ce repos, lorsque la sécheresse se fait sentir,
c'est un très bon ami pour nous que Jésus-Christ. Nous le considérons comme homme, et nous le voyons avec des infirmités et des souffrances; il devient pour nous une compagnie, et quand on en a la coutume, il est très facile de le trouver près de soi. A la vérité, il viendra des temps où l'on ne pourra ni l'un ni l'autre. Voilà pourquoi il est bon, comme je l'ai dit, de ne pas nous habituer à rechercher les consolations de l'esprit; advienne que pourra: tenir la croix embrassée, c'est une grande chose. Cet adorable Sauveur resta privé de toute consolation, on le laissa seul dans ses souffrances; gardons-nous bien, nous autres, de le délaisser ainsi. Sa divine main, qu'il nous tendra, sera plus puissante que notre industrie pour nous faire monter plus haut…
Voilà ce que j'ai éprouvé; c'est ainsi que Dieu a conduit mon âme. D'autres iront, comme je l'ai dit, par un chemin plus court. Ce que j'ai compris, c'est que
tout cet édifice de l'oraison doit être fondé sur l'humilité, et que plus une âme s'abaisse dans l'oraison, plus Dieu l'élève…
J'en ai la conviction profonde: lorsqu'une âme fait quelque chose de son côté pour s'aider dans cette oraison d'union, elle ne tardera pas à voir s'évanouir le profit qu'il lui semble en retirer au premier moment; c'est un édifice sans fondement qui s'écroulera bientôt, et je crains que jamais elle n'arrive à la véritable pauvreté d'esprit. Elle consiste, pour l'âme qui a déjà renoncé aux plaisirs d'ici-bas, à ne pas chercher des consolations et des douceurs dans l'oraison, mais à trouver son bonheur dans les souffrances pour l'amour de Celui qui y vécut toujours, et à rester en paix tant au milieu des croix qu'au milieu des sécheresses…
Dans ce chemin de l'oraison, il faut
marcher avec liberté, nous remettant entièrement entre les mains de Dieu. Si sa Majesté veut nous faire monter jusqu'au rang de ses courtisans et de ses favoris, allons de bon cœur; sinon, servons dans les derniers offices, et n'allons pas nous asseoir à la meilleure place, comme je l'ai dit quelquefois. Dieu a plus soin de nous que nous-mêmes, et il sait à quoi chacun est propre…
Je veux conclure par ceci:
toutes les fois que nous pensons à Jésus-Christ, souvenons-nous de l'amour avec lequel il nous a fait tant de grâces, et du gage si précieux que son Père nous a donné de cette excessive charité dont il nous aime; car l'amour attire l'amour…Si une fois le Seigneur nous accorde la grâce d'imprimer cet amour en nos cœurs, tout nous deviendra facile; nous ferons beaucoup en fort peu de temps, et sans la moindre peine. Daigne ce Dieu de bonté nous donner ce trésor, puisqu'il sait de quel prix il est pour nous; je l'en conjure au nom de l'amour qu'il nous a porté, et au nom de son glorieux Fils qui nous a témoigné le sien par tant de sacrifices. Amen….
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