Par la Croix vers la lumière,
le P.
Jacques de Jésus.
Devant la tombe
du P. Jacques de Jésus au cimetière d’Avon, anonyme parmi d’autres tombes, mais
repérable uniquement à sa croix blanche, simplicité et pauvreté, un silence
s’impose. Un nom et trois dates y sont inscrits : celle de sa naissance, de
sa profession religieuse, et celle de la mort. C’est tout. Une vie se
résumerait-elle à trois chiffres ? C’est peu. Alors n’y-a-t-il pas une
autre réflexion à choisir, un autre message à accueillir qu’un simple constat
de trois dates : elles ne peuvent enfermer une vie, une vie avec Dieu.
Aussi, en développant ces trois dates, je vous propose six portes d’entrée pour
accueillir la vie du P. Jacques de Jésus.
1/ Naître : un mouvement
jamais fini.
Naissance à la
vie de Lucien-Louis BUNEL, le 29 janvier 1900 à Barentin près de Rouen. Avec
son baptême, il devient enfant de Dieu, fils de l’Église. Naissance à
l’engagement pour l’amour de Dieu par la Profession religieuse « simple » du
Père Jacques de Jésus à Lille le 15 septembre 1932 (Profession Solennelle à
Avon le 15 septembre 1935). Enfin naissance à cette rencontre avec le
Bien-Aimé, le Tout-Autre, le 2 juin 1945. Revêtu à nouveau de la robe de bure
du carmel, le P. Jacques de Jésus remet sa vie entre les mains de son Créateur
et Sauveur à l’hôpital Ste Elisabeth de Linz, en Autriche.
Dans ce petit cimetière, lieu de
silence et de mémoire des frères carmes, rien ne peut distraire ou détourner du
recueillement. Les couleurs d’automne accompagnent les quelques mots de ma
prière et ouvrent un chemin de solitude habitée. Toute vie finira un jour. Nous
sommes en ce temps où l’Église aime célébrer la fête de tous les Saints, la
« ronde des Saints », de
tous celles et ceux qui ont accepté de saisir la main que Dieu leur tendait
pour ouvrir en eux et auprès de leurs proches un espace de vie, de vie
éternelle.
Dépossédés de tout, ils ont
laissé ce « souffle de Dieu »
(Gn 2,7) déposé au matin de leur existence, envahir leur vie. Il faut apprendre
à se dépouiller, à quitter toute volonté propre pour entrer progressivement
dans ce mystère du « laisser faire ». Comment ne pas faire écho à l’invitation
de Jésus adressé à Nicodème : « En
vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir
le Royaume de Dieu. » (Jn 3,3).
Parler du P.
Jacques de Jésus, c’est nommer les prérogatives de Dieu dans la vie d’un homme
au caractère bien marqué, à la personnalité affirmée. Il avait ses humeurs et
ses élans d’amour. Il était passionné par ce goût de l’éducation :
permettre à des adolescents de devenir des hommes qui auront la charge, quel
que soit le choix de leur profession, de devenir des humains reflétant un peu
de cet amour et de cette miséricorde que Dieu ne cesse de déverser dans le
tablier de ses disciples d’hier et d’aujourd’hui : «
une mesure tassée, débordante, … »
(Lc 11,33). Dieu ne connaît pas de limites, en rien Il n’est pas avare mais
toujours prodigue. Le P. Jacques, en pédagogue qu’il était, disait : «
Faisons d’abord une belle œuvre humaine,
Dieu choisira ceux qu’il veut. Au moins nous aurons fait des hommes(…).Le vrai
but de toute éducation humaine est la sainteté…Qu’on ne s’y méprenne pas :
la sainteté, bien mieux que l’art ou le génie, est l’épanouissement de notre
personnalité. Seuls les saints sont vraiment libres. Sainteté et liberté vont
de pair, en effet, et il nous faut en prendre conscience.
»
2/ Faire de la Parole de Dieu une compagne
pour la vie.
Lucien Bunel,
ce chrétien, s’est laissé façonner par la Parole de Dieu reçue quotidiennement. « Elle est vivante la Parole de Dieu, énergique
et plus coupante qu’une épée à deux tranchants, elle pénètre au plus profond de
l’âme jusqu’aux jointures et jusqu’aux moelles, elle juge des intentions et des
pensées du cœur, pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle. »
(He 4,12-13). Le P. Jacques s’est exposé à la Parole de Dieu, la laissant faire son travail
quotidiennement. Que serait une vie chrétienne sans contact fréquent avec la Parole ? Dès le
commencement de sa vie religieuse, la
Règle du Carmel lui a été remise, l’invitant à « méditer jour et nuit la Loi du Seigneur et à veiller
dans la prière. ».
Le Nouveau
Testament ne l’a jamais quitté depuis le séminaire jusqu’à son ultime
arrestation, abondamment couvert de notes, trace de cette volonté de laisser la Parole résonner en lui et
diriger sa vie. Il s’est laissé habiter par elle, offrant toute son existence à
l’accomplissement de la volonté de Dieu, et cela dans les moindres aléas de la
vie. Rien de ce qui fait notre existence n’est étranger pour Dieu. Tout peut
devenir cette « terre sainte »
foulée aux pieds, comme Moïse en fera l’expérience au buisson ardent (Ex 3). Son
long voyage au pays de la Parole
n’a rien d’un souci d’amasser des connaissances, mais de nourrir son désir
d’aimer son Dieu, et de l’aimer toujours davantage, rencontré dans l’autre
connu ou découvert. « Dieu merci, au
Carmel le seul but que nous poursuivons en étudiant, c’est de connaître mieux
pour aimer davantage. Nous ne considérons pas l’étude comme une fin où l’âme
s’arrête pour y savourer je ne sais quelle satisfaction de curiosité apaisée ou
aiguisée ! L’étude pour nous n’est qu’un moyen, une étape, l’instrument
qui nous sert à démolir l’écran qui nous cache Dieu, et à capter ainsi quelques
rayons passant par les fentes réalisées. » (Lettre du 13/01/1934) et
il poursuit : « Notre livre
principal, essentiel, lu, relu, dégusté lentement et lentement assimilé, c’est
la Bible, et plus particulièrement le Nouveau Testament… »
Progressivement
Dieu par sa Parole a modelé l’homme et le religieux pour lui donner les traits
du disciple de son Fils. Et ce travail demande du temps, car l’être humain
n’adhère pas facilement à ce projet de Dieu. C’est toujours la lente et
difficile croissance de « l’homme
ancien » que le Christ a choisi de sauver. Si l’accueil de la vie
religieuse se fait par des étapes du postulat et du noviciat, suivies par la
formation théologique, le mûrissement de la vie chrétienne réclame quant à elle
un long cheminement. Consentir à aimer dans une liberté quotidienne Dieu, les
autres et soi-même ne s’improvise pas.
Nourri par la Parole, le P. Jacques de
Jésus va emprunter un itinéraire qui le conduira au-delà de certaines limites
qu’il s’est donné. Du couvent des carmes d’Avon au camp de Mauthausen, le
religieux a choisi de servir son Maître jour après jour, n’ayant comme seul
bagage que la foi. Elle lui ouvre la certitude que Dieu ne peut l’oublier quels
que soient les péripéties traversées, et malgré l’éternelle question qui accompagne
tout chemin de souffrance : « Mon
Dieu, où es-tu ? », rejoignant en cela la clameur du Christ pendu
au bois de la Croix :
« Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ?» (Mt
27,46).
3/ Gravir la Montagne du Carmel.
Le P. Jacques
montera la Montagne
du Carmel par un chemin fait de seuils où sa relation aux autres, à soi-même et
à Dieu va se modifier. Le quotidien va se charger d’être son maître de
formation. Dans chaque « aujourd’hui » s’ouvre un nouveau seuil à franchir qui va modifier, corriger,
dynamiser, encourager et révolter notre frère. « Comme l’argile dans le main du potier, ainsi êtes-vous dans ma main,
maison d’Israël ! »(Jr 18,6). Il rejoint alors la longue liste de
tous ceux qui se sont laissés façonner et déposséder de leur être pour advenir
à l’ultime de leur vocation : ce lieu secret où Dieu et l’homme se sont
donnés rendez-vous dans l’ultime d’un combat, comme celui de Jacob :
« Quelqu’un lutta avec Jacob
jusqu’au lever de l’aurore… » (Gn 32,25).
Toute vie
renferme ses tentations, ces lieux de résistances où le projet de Dieu et la
volonté de l’homme s’affrontent : l’homme croyant défendre son autonomie
précaire, alors que Dieu lui ouvre un chemin de vie. Le « vieil homme » résiste en lui. Le P.
Jacques notera avec lucidité et courage : « J’ai besoin de la vie religieuse, d’une vie obscure pour soumettre mon
terrible esprit d’indépendance. De plus, j’ai une soif ardente de servir Dieu,
de le posséder infiniment, de m’en repaître, de vivre en une intimité profonde
et constante avec lui. ».