mercredi 16 janvier 2013

Le Père Jacques de Jésus: Par le croix vers la lumière (P Didier Joseph ocd)

Par la Croix vers la lumière, 
le P. Jacques de Jésus.


 Devant la tombe du P. Jacques de Jésus au cimetière d’Avon, anonyme parmi d’autres tombes, mais repérable uniquement à sa croix blanche, simplicité et pauvreté, un silence s’impose. Un nom et trois dates y sont inscrits : celle de sa naissance, de sa profession religieuse, et celle de la mort. C’est tout. Une vie se résumerait-elle à trois chiffres ? C’est peu. Alors n’y-a-t-il pas une autre réflexion à choisir, un autre message à accueillir qu’un simple constat de trois dates : elles ne peuvent enfermer une vie, une vie avec Dieu. Aussi, en développant ces trois dates, je vous propose six portes d’entrée pour accueillir la vie du P. Jacques de Jésus.

1/ Naître : un mouvement jamais fini.

 Naissance à la vie de Lucien-Louis BUNEL, le 29 janvier 1900 à Barentin près de Rouen. Avec son baptême, il devient enfant de Dieu, fils de l’Église. Naissance à l’engagement pour l’amour de Dieu par la Profession religieuse « simple » du Père Jacques de Jésus à Lille le 15 septembre 1932 (Profession Solennelle à Avon le 15 septembre 1935). Enfin naissance à cette rencontre avec le Bien-Aimé, le Tout-Autre, le 2 juin 1945. Revêtu à nouveau de la robe de bure du carmel, le P. Jacques de Jésus remet sa vie entre les mains de son Créateur et Sauveur à l’hôpital Ste Elisabeth de Linz, en Autriche.

Dans ce petit cimetière, lieu de silence et de mémoire des frères carmes, rien ne peut distraire ou détourner du recueillement. Les couleurs d’automne accompagnent les quelques mots de ma prière et ouvrent un chemin de solitude habitée. Toute vie finira un jour. Nous sommes en ce temps où l’Église aime célébrer la fête de tous les Saints, la « ronde des Saints », de tous celles et ceux qui ont accepté de saisir la main que Dieu leur tendait pour ouvrir en eux et auprès de leurs proches un espace de vie, de vie éternelle.

Dépossédés de tout, ils ont laissé ce « souffle de Dieu » (Gn 2,7) déposé au matin de leur existence, envahir leur vie. Il faut apprendre à se dépouiller, à quitter toute volonté propre pour entrer progressivement dans ce mystère du « laisser faire ». Comment ne pas faire écho à l’invitation de Jésus adressé à Nicodème : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » (Jn 3,3).

Parler du P. Jacques de Jésus, c’est nommer les prérogatives de Dieu dans la vie d’un homme au caractère bien marqué, à la personnalité affirmée. Il avait ses humeurs et ses élans d’amour. Il était passionné par ce goût de l’éducation : permettre à des adolescents de devenir des hommes qui auront la charge, quel que soit le choix de leur profession, de devenir des humains reflétant un peu de cet amour et de cette miséricorde que Dieu ne cesse de déverser dans le tablier de ses disciples d’hier et d’aujourd’hui : « une mesure tassée, débordante, … » (Lc 11,33). Dieu ne connaît pas de limites, en rien Il n’est pas avare mais toujours prodigue. Le P. Jacques, en pédagogue qu’il était, disait : « Faisons d’abord une belle œuvre humaine, Dieu choisira ceux qu’il veut. Au moins nous aurons fait des hommes(…).Le vrai but de toute éducation humaine est la sainteté…Qu’on ne s’y méprenne pas : la sainteté, bien mieux que l’art ou le génie, est l’épanouissement de notre personnalité. Seuls les saints sont vraiment libres. Sainteté et liberté vont de pair, en effet, et il nous faut en prendre conscience.[1] »

2/ Faire de la Parole de Dieu une compagne pour la vie.

Lucien Bunel, ce chrétien, s’est laissé façonner par la Parole de Dieu reçue quotidiennement. « Elle est vivante la Parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants, elle pénètre au plus profond de l’âme jusqu’aux jointures et jusqu’aux moelles, elle juge des intentions et des pensées du cœur, pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle. » (He 4,12-13). Le P. Jacques s’est exposé à la Parole de Dieu, la laissant faire son travail quotidiennement. Que serait une vie chrétienne sans contact fréquent avec la Parole ? Dès le commencement de sa vie religieuse, la Règle du Carmel lui a été remise, l’invitant à « méditer jour et nuit la Loi du Seigneur et à veiller dans la prière. ».

Le Nouveau Testament ne l’a jamais quitté depuis le séminaire jusqu’à son ultime arrestation, abondamment couvert de notes, trace de cette volonté de laisser la Parole résonner en lui et diriger sa vie. Il s’est laissé habiter par elle, offrant toute son existence à l’accomplissement de la volonté de Dieu, et cela dans les moindres aléas de la vie. Rien de ce qui fait notre existence n’est étranger pour Dieu. Tout peut devenir cette « terre sainte » foulée aux pieds, comme Moïse en fera l’expérience au buisson ardent (Ex 3). Son long voyage au pays de la Parole n’a rien d’un souci d’amasser des connaissances, mais de nourrir son désir d’aimer son Dieu, et de l’aimer toujours davantage, rencontré dans l’autre connu ou découvert. « Dieu merci, au Carmel le seul but que nous poursuivons en étudiant, c’est de connaître mieux pour aimer davantage. Nous ne considérons pas l’étude comme une fin où l’âme s’arrête pour y savourer je ne sais quelle satisfaction de curiosité apaisée ou aiguisée ! L’étude pour nous n’est qu’un moyen, une étape, l’instrument qui nous sert à démolir l’écran qui nous cache Dieu, et à capter ainsi quelques rayons passant par les fentes réalisées. » (Lettre du 13/01/1934) et il poursuit : « Notre livre principal, essentiel, lu, relu, dégusté lentement et lentement assimilé, c’est la Bible, et plus particulièrement le Nouveau Testament… »

 Progressivement Dieu par sa Parole a modelé l’homme et le religieux pour lui donner les traits du disciple de son Fils. Et ce travail demande du temps, car l’être humain n’adhère pas facilement à ce projet de Dieu. C’est toujours la lente et difficile croissance de « l’homme ancien » que le Christ a choisi de sauver. Si l’accueil de la vie religieuse se fait par des étapes du postulat et du noviciat, suivies par la formation théologique, le mûrissement de la vie chrétienne réclame quant à elle un long cheminement. Consentir à aimer dans une liberté quotidienne Dieu, les autres et soi-même ne s’improvise pas.

Nourri par la Parole, le P. Jacques de Jésus va emprunter un itinéraire qui le conduira au-delà de certaines limites qu’il s’est donné. Du couvent des carmes d’Avon au camp de Mauthausen, le religieux a choisi de servir son Maître jour après jour, n’ayant comme seul bagage que la foi. Elle lui ouvre la certitude que Dieu ne peut l’oublier quels que soient les péripéties traversées, et malgré l’éternelle question qui accompagne tout chemin de souffrance : « Mon Dieu, où es-tu ? », rejoignant en cela la clameur du Christ pendu au bois de la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu  pourquoi m’as-tu abandonné ?» (Mt 27,46).

3/ Gravir la Montagne du Carmel.

 Le P. Jacques montera la Montagne du Carmel par un chemin fait de seuils où sa relation aux autres, à soi-même et à Dieu va se modifier. Le quotidien va se charger d’être son maître de formation. Dans chaque « aujourd’hui » s’ouvre un  nouveau seuil à franchir qui va modifier, corriger, dynamiser, encourager et révolter notre frère. « Comme l’argile dans le main du potier, ainsi êtes-vous dans ma main, maison d’Israël ! »(Jr 18,6). Il rejoint alors la longue liste de tous ceux qui se sont laissés façonner et déposséder de leur être pour advenir à l’ultime de leur vocation : ce lieu secret où Dieu et l’homme se sont donnés rendez-vous dans l’ultime d’un combat, comme celui de Jacob : « Quelqu’un lutta avec Jacob jusqu’au lever de l’aurore… » (Gn 32,25).

Toute vie renferme ses tentations, ces lieux de résistances où le projet de Dieu et la volonté de l’homme s’affrontent : l’homme croyant défendre son autonomie précaire, alors que Dieu lui ouvre un chemin de vie. Le « vieil homme » résiste en lui. Le P. Jacques notera avec lucidité et courage : « J’ai besoin de la vie religieuse, d’une vie obscure pour soumettre mon terrible esprit d’indépendance. De plus, j’ai une soif ardente de servir Dieu, de le posséder infiniment, de m’en repaître, de vivre en une intimité profonde et constante avec lui. ».


4/ Consentir à accueillir sa faiblesse.

 Mais Dieu ne donnerait-il pas à des êtres fragiles et faibles, marqués par le péché,  la  grâce et la force de témoigner de Lui ? C’est toute l’histoire d’un François d’Assise qui donne un baiser au lépreux, d’un Maximilien Kolbe qui s’avance pour remplacer le père de famille condamné à une mort atroce. En ce 11 novembre, fête de St Martin, pourquoi ne pas se rappeler de son geste que la mémoire ne peut effacer : le partage de son vêtement. Et ils sont nombreux, plus nombreux que nos saints connus, ces hommes et ces femmes de tous les temps qui ont accueilli la grâce de leur Dieu et qui, libérés de toute crainte, se sont levés pour être icônes de leur Dieu. Comment ne pas entendre ce que notre Père Jean de la Croix notera dans son Cantique Spirituel B : « Le plus petit acte de pur amour a plus de prix aux yeux de Dieu, est plus utile à l’Église, est plus profitable à l’âme que toutes les autres œuvres réunies. ».
5/ « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul. » (Jn12, 24)

 Arrêté le 15 janvier 1944, il passe quelques mois à la prison de Fontainebleau et est acheminé quelques mois plus tard au camp de Mauthausen le 23 avril. Il donnera ses dernières forces à soigner les « cœurs blessés et les corps squelettiques. ». Les témoins de sa vie au camp de concentration parlent de sa solidarité et de son amour extraordinaire envers les prisonniers. Calme et maître de lui en toute circonstance, il redonnait à tous l’espérance. Un détenu déclarera : « Il représentait le respect de l’homme, la dignité. Il était à l’écoute de tout le monde. Sa présence était la preuve de Dieu vivant. Il a voulu connaître toutes les douleurs et nous aider à les supporter. Nous n’avons jamais cessé de tenir haut l’esprit, nous n’avons pas été contaminés par le vent de terreur, de brutalité, d’ordure qui soufflait dans nos vies quotidiennes, parce que le Père Jacques était là, près de nous, aidant ceux qui n’en pouvaient plus, relevant ceux qui tombaient, donnant même son pain à ceux qui avaient faim… »[2]

6/ « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie. » Thérèse de l’Enfant Jésus.

 Un mois après sa sortie du camp de concentration, et à quelques heures avant de mourir, il demande : « Pour les derniers instants qu’on me laisse seul. ». Ainsi voulait-il se préparer à la rencontre avec son Bien-Aimé, Celui qu’il a servi. Son souhait fut respecté. Aussi pouvons-nous laisser son message rejoindre notre questionnement : sur qui repose notre vie ? Ne sommes-nous pas à notre tour appelés à une renaissance en acceptant de quitter ce qui ne peut que vieillir et laisser l’eau vive de notre baptême circuler en nous, grâce purifiante ?

Pourquoi ne pas reprendre la conclusion du message du P. Camilo Maccise à l’occasion du 50ème anniversaire de la mort du P. Jacques de Jésus, à l’Ascension 1995 :

« Une phrase du P. Jacques résume son chemin de contemplation engagée : « Oh ! oui, mon Dieu, m’unir si profondément à toi dans le silence et le recueillement que je te rayonne toujours autour de moi ! ». Nous avons là tout un programme de vie qui nous permettra de réaliser le désir de sainte Thérèse qu’action et contemplation marchent ensemble en une synthèse harmonieuse : « Marthe et Marie doivent aller ensemble. » (7èmes Demeures, 4,12).

            Dans un dernier billet laissé à un compagnon de captivité, le P. Jacques de Jésus notait : « Par la Croix vers la lumière ! Celui qui fait la vérité, viens à la lumière. »

« Regardée dans la foi, la Croix de Jésus-Christ aboutit à la lumière de la Résurrection parce qu’elle a été le chemin du plus grand amour. »[3]

 Malgré l’épaisseur de la Croix, une lumière surgit toujours : celle du tombeau de Pâques.
     
                                                                                                                           Fr. Didier Joseph,ocd


[1] Père Jacques de Jésus, « Pour l’éducation des enfants de Dieu », La Vie carmélitaine, DDB 1935, p 65-66
[2] « Une contemplation engagée » Le message du P. Jacques de Jésus, O.C.D. Réflexions du P. Camilo Maccise, Préposé Général O.C.D. pour le cinquantième anniversaire de sa mort.
[3] L’itinéraire  spirituel du P. Jacques,  Par la Croix vers la lumière, D. STERCKX  p.115

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