« Le manque est une occasion de conversion »
Alors que nous ressentons le manque de
messe, le
théologien jésuite Christoph Theobald nous invite à regarder plus loin.
Ce manque imposé nous fait, selon lui, découvrir un désir de renouvellement de
l’Église selon la tradition de l’Église primitive.
Comment interpréter le manque de messe que nous vivons
pendant cette période de confinement ?
La première chose qui nous manque, c’est le rassemblement
qui est l’essence même de l’Église, le peuple de Dieu convoqué par Dieu. De
plus, dans la tradition catholique, nous sommes sensibles aux sacrements. Or,
il n’y a pas de sacrement sans implication de nos corps et sans présence
corporelle des uns aux autres. L’eau du baptême, l’onction, l’imposition des
mains, le souffle sur l’eau, manger le pain et boire le vin… tous ces gestes
supposent une présence effective qui se greffe sur notre existence corporelle.
J’ai beaucoup de contacts avec des prêtres et des acteurs pastoraux du Limousin
; ils me disent à quel point le manque vient aussi du fait que toutes les
préparations aux baptêmes et aux mariages sont annulées. Ce n’est donc pas
uniquement le rassemblement eucharistique qui est en jeu.
Qu’est-ce qui est en jeu ?
A un deuxième niveau plus fondamental encore, nous
expérimentons que l’humanité forme un corps. Cette notion de corps social
développée par les Stoïciens et la sociologie moderne au début du XXe siècle est
aussi une idée chrétienne. On la trouve sous la plume de l’apôtre Paul pour qui
l’Eglise est le « corps du Christ ». Dans cette Eglise, dit-il, « il
n’y a plus ni Juif ni païen, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a
plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ
Jésus. » (Galates chapitre 3, 22-29). Face au Covid-19, nous
découvrons à nos dépends que nous formons un grand corps social — l’humanité —
dans lequel nous sommes tous égaux. Nous l’avions oublié sous les effets de
notre individualisme inconscient ; et le confinement pousse notre
individualisme et notre tribalisme familial jusqu’au bout, nous faisant tous
éprouver ses effets terriblement nocifs. Ce qui nous arrive cache donc aussi
une espérance. Au bout du manque, nous pouvons espérer redécouvrir d’une autre
manière notre corps individuel et nos corps collectifs, les choses essentielles
qui nous font vivre : la présence des autres, les gestes, les embrassades… La
sacramentaire et le rassemblement chrétiens vivent de tout ce qui nous manque
aujourd’hui. Une tâche pastorale serait de redécouvrir ces dimensions
fondamentales de notre vie humaine pour qu’elles habitent davantage nos
rassemblements à venir.
Dans l’histoire et la tradition juive, il y a une
tradition de la prière domestique. L’avons-nous perdue ?
Cette tradition juive de la prière domestique existait
dans l’Eglise primitive. On la trouve dans les Actes des apôtres (chapitre 2,
42) : « Les frères étaient assidus à l’enseignement des Apôtres et à la
communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. » La vie
chrétienne se vivait alors dans les maisons. Depuis le début du confinement, de
nombreux chrétiens ont manifesté une incroyable créativité. Prenons les
différents éléments. Tout d’abord, « l’enseignement des apôtres » : beaucoup de
groupes bibliques, de partages d’évangile et de « lectio divina », d’équipes de
la Communauté Vie Chrétienne, des Fraternités franciscaines… ont continué à se
retrouver grâce à Internet et sur nos écrans. Pendant le Triduum pascal, des
familles ont réalisé une catéchèse à la maison avec les enfants. « La communion
fraternelle » a été vécue par des associations comme le Secours catholique,
souvent en lien avec d’autres associations et des mairies. Elles ont accompli
un travail incroyable en particulier dans les territoires ruraux pour apporter
des colis alimentaires aux personnes devant leur maison. Enfin, j’ai reçu
beaucoup de témoignages de personnes qui ont recommencé à prier chez elles. En
raison de cette crise sanitaire, nous sommes peut-être en train de redécouvrir
cette dimension domestique de la vie chrétienne.
Et « la fraction du pain ». Quelle place donner à
l’Eucharistie ?
Dans la tradition catholique, il existe les messes auprès
des personnes malades. Peut-être que ce serait à réactualiser. Ces dernières
années, nous nous sommes orientés vers des grands rassemblements médiatisés. Je
pense que c’est la marque d’une Eglise mondialisée qui s’est beaucoup
développée à partir du pape Jean Paul II. Pour la plupart des personnes,
l’Eglise parait sous le registre cultuel et sous le registre moral des valeurs
chrétiennes à maintenir. Pour beaucoup la figure du prêtre correspond à cela.
Mais le prêtre est peut-être d’abord un mystagogue, c’est-à-dire un homme qui
aide les personnes à entrer dans une vie spirituelle. Le Concile Vatican II a
rappelé que l’Eucharistie est « la source et le sommet de la vie chrétienne ».
Nous allons boire à la source pour marcher dans la vie. Et il nous faut monter
six jours durant la semaine pour arriver au sommet. Nous ne pouvons pas boire
toute la journée ni rester toujours sur le sommet. Ce que nous révèle peut-être
cette crise, c’est que, dans l’Eglise, il y a une telle concentration sur
l’Eucharistie que tout le reste dont parlent les Actes risque de disparaitre.
En tant que religieux, jésuite, j’ai la chance d’avoir l’Eucharistie tous les
jours. Comme chrétien, je me pose à chaque fois la question : pourquoi est-ce
que je vais à l’Eucharistie ? Il ne s’agit pas de combler le manque, mais d’en
faire une occasion de conversion profonde. Les chrétiens, comme tout le monde
sont pris dans l’individualisme — que l’on entend parfois de cette manière : «
je veux ma messe ». Qu’ils s’interrogent : vont-ils à la messe par tradition, par
fidélité, pour retrouver d’autres personnes, faire corps avec d’autres, et
finalement pour rencontrer le Christ ? C’est Lui qui est notre nourriture dans
le pain et le vin. Utilisons le temps du confinement pour nous interroger
pourquoi l’Eucharistie nous manque alors que tant de personnes autour de nous
se disent chrétiennes sans avoir besoin de l’Eucharistie.
Dans les semaines à venir, pourrait-on imaginer qu’un
prêtre aille célébrer un jour dans une maison, puis un autre jour dans une
autre famille ?
Je pense que cela serait tout à fait possible. Au début
du confinement, le vicaire de Rome a adressé une lettre aux chrétiens dans
laquelle il invitait les prêtres à célébrer dans les maisons. Il y citait les
textes de l’Eglise primitive. Le prêtre n’est pas prêtre seul, mais avec une
communauté si petite soit-elle. Nous allons voir ce qui sera décidé à partir du
11 mai. Si les célébrations ne peuvent pas tout de suite avoir lieu dans les
églises, nous pourrions peut-être retrouver ce genre de célébration domestique
tout en veillant aux gestes barrières. Par exemple, deux familles pourraient se
rassembler dans une même maison, ou bien la célébration pourrait réunir des
personnes d’une même équipe ou d’un petit quartier. Mais il ne faudrait pas
l’envisager comme un pis-aller ou du bricolage destiné à répondre à une
situation extraordinaire pour revenir ensuite à la situation antérieure. Parce
qu’ils font l’expérience du manque, les chrétiens inventent. Cela est heureux
et porteur d’avenir. Après le confinement, comment allons-nous poursuivre cette
créativité pour que nos rassemblements soient de véritables rencontres de
communautés ?
Recueilli par Florence Chatel
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