Carmel de Saint-Maur - P. Maurice Boisson
On commence à manger. Tout d’un coup, sans prévenir, ni
sonner à la porte, ni s’excuser, arrive en trombe une prostituée bien connue
dans la ville. Elle se précipite directement vers Jésus, elle pleure sur ses
pieds, les essuie de ses cheveux défaits, les embrasse, y verse du parfum. Ces
gestes osés sont choquants pour Simon. On peut le comprendre ; en plus, ça
se passe chez lui. Choquant, oui, si - comme Simon – on en reste à ce qu’on
voit, au superficiel, à la surface, aux gestes de cette femme perdue.
C’est le regard de Simon, souvent le notre : s’en tenir
à la surface. « Si ce Jésus, que j’ai eu le malheur d’inviter, était un
homme de Dieu, il saurait qui est cette
femme qui le touche (Luc 7,39), il réagirait. Nous, on la connaît :
une pécheresse. »
Eh oui ! pauvre Simon - pauvres nous - qui regardons
souvent comme un regarde des étiquettes sur un rayon, la façade d’une maison ou
un catalogue. Nous oublions qu’il y a l’invisible à nos yeux de chair, un
invisible en chacun - visible seulement aux yeux du cœur, et d’un cœur aimant -
visible aux yeux de Dieu. L’essentiel, le mystère de chacun, le secret
intérieur de cette femme, autrement, au-delà des apparences, de sa réputation,
de son attitude. On la voit autrement et autre que les regards de la rue et de
Simon, teintés de mépris, de condamnation ou de pitié.
Qu’y a-t-il dans son cœur ? Jésus ne repousse pas cette
femme, il n’est pas insensible. La fin du récit semble vouloir nous faire
deviner cette sensibilité de Jésus : avec les douze, des femmes
accompagnaient Jésus, note Luc 8,1-2. Il donne quelques noms et ajoute : « Et beaucoup d’autres… » (Luc
1,3).
Jésus, ni insensible ni naïf, comprend que celle qui est à
ses pieds n’est pas ici pour séduire, mais pour être séduite par cet amour
absolu qu’elle recherche, par ce désir de dignité, de respect, d’amour vrai.
Pour – quoi - en deux mots – passe-telle par-delà les
bienséances ?
Elle sait, parce qu’on lui a dit sans doute, qu’elle
trouvera dans le regard de Jésus le regard de l’amour infini de Dieu qu’elle
cherche à tâtons, comme source de paix et de bien-être intérieur.
« Elle avait appris
que Jésus mangeait chez le Pharisien », note Luc 7,37. Simon voyait la
prostituée comme un intruse venue mettre la pagaille dans ce repas. Jésus lui dit :
« Tu vois cette femme ? »
(Luc 7,44)
C’est le regard de Dieu, qui nous invite aujourd’hui à
regarder comme lui. Toute vraie rencontre avec Dieu commence par un
regard : « Et Dieu vit que cela était bon » (Genèse
1,10.12.18.21.25) – les premiers mots. Dans la vie aussi, parce que au-delà de
la surface et des façades, il y a comme un invisible secret, une invisible
présence de grâce ou tout peut recommencer.
« Les vrais, les seuls regards d’amour sont ceux qui
nous espèrent » a écrit le Père Baudiquey dans son commentaire du tableau
de Rembrandt représentant le retour du fils prodigue.
Le secret de l’attitude de cette femme, Jésus nous en dit le
sens en racontant à Simon cette petite histoire : « Simon, j’ai quelque chose à te dire (Luc
7,40), t’as rien compris… Si deux personnes te doivent de l’argent, tu
effaces leurs dettes, on n’en parle plus. La quelle sera la plus
contente ? » - « Celle qui me doit le plus », dit
Simon. C’est évident. C’est tout le secret de cette rencontre et de notre
propre relation à Dieu. Elle montre beaucoup d’amour parce qu’elle se rend
compte de tout ce qui lui est pardonné. C’est beaucoup : « nombreux », écrit Luc (7,47)
à propos de ses péchés.
Une immense reconnaissance sans parole. Elle recouvre la
paix intérieure.
« Va en
paix ! » - lui dit Jésus (Luc 7,50). « Tu es aimée, vraiment
aimée, tu es aimée quand même, tu es pardonnée. Ta confiance, même si elle a
choqué Simon, te remet debout ! »
Jésus invite Simon et nous-mêmes à cette confiance qui
consiste à compter sur la grâce de Dieu plus que sur notre secrète suffisance.
C’est l’expérience de David dans la première lecture : « J’ai péché contre le
Seigneur ! » - « Le Seigneur a pardonné ton péché, tu ne mourras
pas. » (2 Samuel 12,13)
C’est l’expérience de cette femme pardonnée. C’est ce que
nous avons demandé dans la très belle prière d’ouverture de cette
Eucharistie : « puisque l’homme est fragile et que sans toi il ne
peut rien, donne-nous toujours le secours de ta grâce » pour que nous
répondions à ton amour.
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