Le prophétisme dans la mystique de Sainte Thérèse
Extrait de la Conférence du P. Saverio au Congrès ALACAR, 29/10/2015
Parler de Thérèse, à vous tous, membres de la famille carmélitaine, c'est autre chose que de faire une conférence de type académique ou une méditation spirituelle.
Le prophétisme de Thérèse se résume aujourd'hui à une parole et un témoignage qui ne s'apprennent ni dans les livres, ni à l'université, mais grâce à la manifestation de son Esprit, et à sa puissance. Son prophétisme n'est pas non plus une explosion d'enthousiasme charismatique qui se manifesterait de façon informelle, émotionnelle, irréductible à une formulation rationnelle. Bien au contraire, Thérèse, s'efforce toujours d'interpréter, verbaliser, communiquer son expérience mystique, suivant ainsi l'enseignement de saint Paul : «Celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier, les exhorter, les consoler [...]. En réalité, celui qui prophétise est plus grand que celui qui a reçu le don des langues, à moins que celui-là soit capable de les interpréter, afin d'édifier l'assemblée» (1 Cor 14, 3-5).
Ainsi, de la mystique jaillit une annonce, un discours prophétique adressé à l'Eglise et au monde, dont on peut saisir tous les points et les thèmes essentiels, sans ignorer pour autant que, comme tout discours, il peut admettre diverses interprétations et expressions.
1. « Et le Verbe s'est fait chair » (Jn 1,14)
Thérèse nous place en face du Dieu visible, face à ce scandaleux Dieu "petit", qui ne nous oblige pas à Le chercher dans le lointain de cieux inaccessibles, mais dans la proximité de la chair, dans le concret de sa fragilité, de ses blessures, de son "imperfection". Le Dieu Très Haut, qui se trouve au-delà de toute définition, est reconnaissable seulement comme le Dieu "Très Bas", qui se fait infiniment petit, au point de se faire, non seulement chair, mais encore pain pour nourrir notre chair, huile pour l'oindre, eau pour la baigner, vin pour lui redonner force. C'est un Dieu qui se fait chair pour "modeler" notre chair, pour la façonner, la transformer, et la rendre semblable à la sienne. Voilà pourquoi la chair de Dieu est une chair vivante et dynamique. C'est la personne du Fils qui nous prend par la main, nous accompagne sur le chemin, ne nous laisse pas seuls tant que nous n'avons pas atteint le but.
Face à cette vérité révélée de Dieu-Amour miséricordieux qui se fait toujours plus proche de l'homme, et plus à sa ressemblance, Thérèse insiste sur la vérité de la condition humaine. Ce deuxième aspect est un peu demeuré dans l'ombre, mais il n'en est pas moins important. L'homme, prévient Thérèse, même quand il atteint les plus hauts sommets de la spiritualité, ne parviendra jamais, par l'action de sa seule volonté, à se tenir tout absorbé à aimer Dieu. Même s'il le désirait, cela n'est pas possible sur cette terre. Constamment, et jusqu'au dernier moment, la volonté humaine a besoin d'être accompagnée par l'intellect, qui lui montre l'objet de son amour. La vie de l'homme est faite d'espace et de temps, c'est une vie qui s'écoule et qui passe. C'est pourquoi il est inconcevable que l'homme puisse réussir à « s'arrêter », si l'on peut dire, en Dieu, et dans l'amour de Dieu.
Dans sa relation avec Dieu l'homme aura toujours besoin de son corps, de mettre en œuvre ses sens, sa mémoire et son intelligence. Prétendre s'en passer serait un dangereux acte d'orgueil. L'oraison de l'homme est toujours, et jusqu'à la fin, l'oraison d'un pèlerin : «Mais croyez-moi et ne vous laissez pas inhiber à ce point, comme je l'ai déjà dit ailleurs, la vie est longue, les épreuves nombreuses et nous devons considérer comment notre modèle, le Christ, les a endurées, et même ses Apôtres, ses Saints [...], celles qui prétendraient que c'est permanent me semblerait suspectes [...] faites-le donc, tâchez de ne pas persévérer dans cette erreur, et cherchez de toutes vos forces à sortir de l'inhibition ; si vous n'y arrivez pas de vous-même, il faut le dire à la prieure pour qu'elle vous donne un office assez absorbant pour écarter le danger. (6ème Demeure, chapitre 7 § 13) -
La contemplation et l'amour, chez un être humain, ne peuvent être si absorbants qu'ils inhibent toute 'activité mentale, imaginative, affective. Le défi de la contemplation chrétienne est la nécessité de vivre la relation à Dieu au milieu des vicissitudes de la vie, ainsi que le firent Jésus, Marie et les saints. Il y a, dans la position de Thérèse un profond réalisme et un sens aigu de la valeur de l'histoire et de la condition terrestre que je définirais comme carrément anti-gnostique.
Je vois là le centre même de son « prophétisme », devant une humanité et une Eglise toujours tentée de d'éloigner le lieu de la rencontre avec Dieu de Jésus-Christ en sa chair, et de la chair de l'homme pour le mener vers quel qu'autre lieu, plus spirituel, plus pur, moins « douloureux ». Mais ce ne serait pas là la véritable contemplation, sinon la énième tentative de l'homme pour se procurer un bien illusoire, en s'évadant de l'histoire et de sa vérité propre, qui est toujours très petite, très basse, très humiliante. Dieu aime le pauvre, qui s'abaisse, et non celui qui prétend s'élever à des hauteurs célestes, qui, en réalité n'existent pas, parce que - nous dit Thérèse - l'unique ciel véritable, c'est l'histoire d'un Dieu qui est communion en soi même, et avec l'humanité en chemin.
2. « Ils sont dans le monde, mais ils ne sont pas du monde » (Jn 17,11.16)
Le fait d'être contemplative et religieuse n'amène pas Thérèse à fuir l'histoire, parce que c'est là justement que son Dieu l'attend, au cœur de la lutte de chaque jour. Parmi les nombreux textes de ses écrits que nous pouvons citer, je me souviens de l'un des plus fameux, extrait des Fondations (5,15-16) : « C'est là, mes filles, qu'il faut voir l'amour : pas dans les recoins, mais au milieu des occasions [...]Le véritable amant aime en tous lieux et pense sans cesse à l'aimé. Ce serait un peu fort, si nous ne pouvions faire oraison que dans les recoins. »
Néanmoins, l'immersion dans l'histoire, le « vivre dans le monde » est toujours uni à un violent désir de la patrie, de l'arrivée définitive. On ne peut comprendre Thérèse si l'on oublie ou sous estime cette tension eschatologique, qui une fois encore la rapproche de Saint Paul, dans son désir d' « être libéré de ce corps pour être avec le Christ » (Phil. 1,23). La liberté de Thérèse, son jugement critique à l'égard des conditionnements culturels et sociaux de son temps ne peuvent s'expliquer sans cette « réserve eschatologique ». Si Thérèse est capable de relativiser les principes absolus du monde qui l'entoure, c'est parce que son expérience de Dieu lui montre ce qu'il y a de provisoire et de partiel dans tout cela. « Tout passe, Dieu ne change pas » Thérèse a pu entrer à fond dans les batailles de l'histoire seulement parce que son cœur demeurait libre et son esprit lucide, tout centrés tous deux sur son inébranlable confiance en Dieu. Qui fait l'expérience du tout de Dieu ne pourra jamais échanger les nombreux fragments de vérité et d'erreur, inextricablement mêlés dans le puzzle de l'histoire, contre le tout. « Cette vérité dont je parle et qu'on me fit comprendre est en soi la Vérité même, toutes les autres vérités dépendent de cette Vérité, comme tous les autres amours de cet Amour, et toutes les autres grandeurs de cette Grandeur. » (V 40, 4)
Là, les idéologies ou les positions politiques n'existent plus ; Le prophétisme n'est ni de droite, ni de gauche : il est bien une lumière et une force qui viennent d'en haut, et en même temps du plus profond de nous-mêmes, ainsi que l'a dit Saint Augustin d'une façon inégalable. Si l'oraison et la contemplation sont une aspiration à cette lumière et à cette force, alors il ne peut exister au monde un plus puissant moteur de transformation de ce monde. Ainsi que le disait Thérèse de l'Enfant Jésus : c'est le point d'appui qui permet de soulever le monde (Ms C 36). L'oraison n'est pas simplement un lieu d'expression de la piété personnelle, ou d'un attachement religieux personnel pour le Seigneur : c'est un espace/temps dans le monde qui libère la personne d'un filet invisible de conditionnements et l'introduit à une vision différente du monde, c'est un regard de l'extérieur qui rend possible une façon différente de juger et d'agir. Si l'oraison se réduisait à un pur exercice spirituel, désincarné, elle serait elle aussi un simple morceau de monde, une sorte de « mondanité spirituelle », comme dit le Pape François en citant Henri de Lubac.
3. « A quoi cela servirait-il à l'homme de gagner le monde s'il se perd lui-même?» (Lc 9,25)
Thérèse a une claire perception de la très haute dignité de la personne humaine et de son insondable mystère (cf lère Demeure 1, 1). Nous aurons beau nous y efforcer - dit Thérèse - jamais nous ne parviendrons à comprendre « la beauté d'une âme », parce qu'elle faite à l'image de Dieu et, de ce fait, participe de son être ineffable. L'homme est la demeure de Dieu. L'imaginer comme « vide » est une idée abstraite : « Ne nous voyons pas vides intérieurement. » (C 28, 10) dit Thérèse à ses filles. La vision thérésienne de l'homme est, si vous me permettez d'employer ce terme, « théophore » : l'homme est, en soi, dans sa constitution, porteur de Dieu, habité par l'hôte divin.
Bien évidement cela a des conséquences sur la façon de concevoir le développement de la personne humaine, sa croissance morale et spirituelle. Originellement l'homme n'est pas un « je », mais un « tu ». C'est seulement en allant plus profondément dans cette relation de rencontre et d'amitié avec Celui par qui il se sent appelé, que l'homme peut se connaître et atteindre son identité, son moi authentique. C'est grosso modo ce que Thérèse a compris en entendant la prière de Jésus qui lui disait : « Cherche-toi en moi » et, en même temps : « Cherche-moi en toi », comme elle devait l'écrire dans sa poésie, « Ame, tu dois te chercher en Moi ».
Sans que cela soit trop conscient, on peut dire pourtant que cela attaque les racines même de notre individualisme moderne. La personne, si elle veut être maîtresse d'elle-même, doit apprendre non pas à s'affirmer, mais plutôt à « se recueillir » : « Ne vous lassez pas de mettre en pratique ce que je vous ai dit ; atteindre peu à peu la maîtrise de soi [...] Si on parle, on tâche de se rappeler qu'il existe en nous-même quelqu'un à qui parler ; si on écoute, se rappeler qu'on doit écouter Celui qui nous parle de plus près. » (C 29,7). Naturellement, cela requiert l'exercice des vertus passives, qui sont le fondement des vertus actives. L'humilité est la base de tout l'édifice. « L'édifice tout entier est fondé sur l'humilité. » (V 12,4).Mais l'humilité thérésienne, est, comme nous le savons, «être dans la vérité en face de la Vérité même» (V 40,3). Vivre cela c'est entrer dans la connaissance profonde de ce que nous sommes et de ce qu'est Dieu, de ce que nous pouvons, et de ce que Dieu peut.(cf R 28).
4. « Qui est mon prochain ? Celui qui a été saisi de compassion pour lui» (Lc 10,29.37)
Cette transformation anthropologique produite par l'expérience de Dieu se manifeste, dans la relation à l'autre, par la « compassion », concept que, dans son langage, Thérèse exprime souvent en termes de « peine » («avoir de la peine», «il me fait peine»... etc.).
Thérèse est affligée par les souffrances, les difficultés, les travaux et les peines, les péchés de l'autre, devant lesquels elle ne peut rester ni indifférente ni inactive. La peine pour l'autre est comme un aiguillon qui la pousse à secourir le prochain, soit par la prière, soit par la parole, soit par une approche affectueuse et généreuse. S'il n'en était pas ainsi, nous pourrions nous demander sérieusement si nous avons réellement rencontré Dieu. « Donc, mes sœurs, efforcez-vous d'être affables autant que vous le pourrez sans offenser Dieu, comprenez toutes les personnes que vous fréquentez [...] d'autant plus sociables avec leurs sœurs qu'elles sont plus saintes [...] Tâchez de comprendre que Dieu, en vérité, n'attache pas aux petites choses autant d'importance que vous le pensez ; ne laissez pas votre âme ni votre cœur se recroqueviller, vous risqueriez de perdre de grands biens» (C 41,7-8).
C'est pour cela que Thérèse ne supporte pas les personnes renfermées et repliées sur elles-mêmes ces « âmes encapuchonnées » (5ème Demeure chap. 3, 11), ainsi qu'elle les appelle, toute préoccupées de savoir à quel degré d'oraison elles sont arrivées, et soucieuses que rien ne vienne les détourner de leur recueillement. « Quand je les vois ainsi - dit Thérèse -, je suis convaincue qu'elles ne savent pas comment on parvient à l'union».
En revanche - en une époque de passions froides et de raison calculatrice - la contemplation nous rend vulnérables, sans défense face au visage de l'autre et elle « nous met en chemin - vers l'autre-, comme Marie » (cf. Lc 1,39). Ce n'est pas par la force d'une volonté stoïque, ou d'une volonté de fer. Thérèse a dû combattre cette image de perfection comprise comme « imperturbabilité ». C'est la finesse de la sensibilité, la générosité du service, l'allégresse vitale de la communion.
« Où il y a des religieux, il y a de la joie », a dit le Pape François, non pas la joie qui vient d'un bien-être superficiel, mais la joie de qui vit à un niveau plus profond, savourant la beauté d'être homme, d'avoir une âme, un cœur habité par Dieu, et, qui de ce fait, est humble, capable de louange et de compassion.
Nous conclurons en disant que la mystique de Thérèse est une mystique prophétique, qui juge notre histoire et en dénonce les déviations, qui éclaire ses côtés obscurs et révèle ses erreurs. Il s'agit d'un prophétisme qui, tout en restant ferme, n'abandonne pas la douceur de la tendresse, la chaleur de l'humanité. Ce type de prophétisme n'est pas le résultat d'une analyse sociologique, ni la conclusion d'un discours moral, ni la sentence d'un procès en justice. Elle est l'expression d'un « pathos », d'une compassion, d'une expérience d'amitié, par laquelle Dieu a voulu partager avec une de ses créatures sa compassion pour le monde.
Parler de Thérèse, à vous tous, membres de la famille carmélitaine, c'est autre chose que de faire une conférence de type académique ou une méditation spirituelle.
Le prophétisme de Thérèse se résume aujourd'hui à une parole et un témoignage qui ne s'apprennent ni dans les livres, ni à l'université, mais grâce à la manifestation de son Esprit, et à sa puissance. Son prophétisme n'est pas non plus une explosion d'enthousiasme charismatique qui se manifesterait de façon informelle, émotionnelle, irréductible à une formulation rationnelle. Bien au contraire, Thérèse, s'efforce toujours d'interpréter, verbaliser, communiquer son expérience mystique, suivant ainsi l'enseignement de saint Paul : «Celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier, les exhorter, les consoler [...]. En réalité, celui qui prophétise est plus grand que celui qui a reçu le don des langues, à moins que celui-là soit capable de les interpréter, afin d'édifier l'assemblée» (1 Cor 14, 3-5).
Ainsi, de la mystique jaillit une annonce, un discours prophétique adressé à l'Eglise et au monde, dont on peut saisir tous les points et les thèmes essentiels, sans ignorer pour autant que, comme tout discours, il peut admettre diverses interprétations et expressions.
1. « Et le Verbe s'est fait chair » (Jn 1,14)
Thérèse nous place en face du Dieu visible, face à ce scandaleux Dieu "petit", qui ne nous oblige pas à Le chercher dans le lointain de cieux inaccessibles, mais dans la proximité de la chair, dans le concret de sa fragilité, de ses blessures, de son "imperfection". Le Dieu Très Haut, qui se trouve au-delà de toute définition, est reconnaissable seulement comme le Dieu "Très Bas", qui se fait infiniment petit, au point de se faire, non seulement chair, mais encore pain pour nourrir notre chair, huile pour l'oindre, eau pour la baigner, vin pour lui redonner force. C'est un Dieu qui se fait chair pour "modeler" notre chair, pour la façonner, la transformer, et la rendre semblable à la sienne. Voilà pourquoi la chair de Dieu est une chair vivante et dynamique. C'est la personne du Fils qui nous prend par la main, nous accompagne sur le chemin, ne nous laisse pas seuls tant que nous n'avons pas atteint le but.
Face à cette vérité révélée de Dieu-Amour miséricordieux qui se fait toujours plus proche de l'homme, et plus à sa ressemblance, Thérèse insiste sur la vérité de la condition humaine. Ce deuxième aspect est un peu demeuré dans l'ombre, mais il n'en est pas moins important. L'homme, prévient Thérèse, même quand il atteint les plus hauts sommets de la spiritualité, ne parviendra jamais, par l'action de sa seule volonté, à se tenir tout absorbé à aimer Dieu. Même s'il le désirait, cela n'est pas possible sur cette terre. Constamment, et jusqu'au dernier moment, la volonté humaine a besoin d'être accompagnée par l'intellect, qui lui montre l'objet de son amour. La vie de l'homme est faite d'espace et de temps, c'est une vie qui s'écoule et qui passe. C'est pourquoi il est inconcevable que l'homme puisse réussir à « s'arrêter », si l'on peut dire, en Dieu, et dans l'amour de Dieu.
Dans sa relation avec Dieu l'homme aura toujours besoin de son corps, de mettre en œuvre ses sens, sa mémoire et son intelligence. Prétendre s'en passer serait un dangereux acte d'orgueil. L'oraison de l'homme est toujours, et jusqu'à la fin, l'oraison d'un pèlerin : «Mais croyez-moi et ne vous laissez pas inhiber à ce point, comme je l'ai déjà dit ailleurs, la vie est longue, les épreuves nombreuses et nous devons considérer comment notre modèle, le Christ, les a endurées, et même ses Apôtres, ses Saints [...], celles qui prétendraient que c'est permanent me semblerait suspectes [...] faites-le donc, tâchez de ne pas persévérer dans cette erreur, et cherchez de toutes vos forces à sortir de l'inhibition ; si vous n'y arrivez pas de vous-même, il faut le dire à la prieure pour qu'elle vous donne un office assez absorbant pour écarter le danger. (6ème Demeure, chapitre 7 § 13) -
La contemplation et l'amour, chez un être humain, ne peuvent être si absorbants qu'ils inhibent toute 'activité mentale, imaginative, affective. Le défi de la contemplation chrétienne est la nécessité de vivre la relation à Dieu au milieu des vicissitudes de la vie, ainsi que le firent Jésus, Marie et les saints. Il y a, dans la position de Thérèse un profond réalisme et un sens aigu de la valeur de l'histoire et de la condition terrestre que je définirais comme carrément anti-gnostique.
Je vois là le centre même de son « prophétisme », devant une humanité et une Eglise toujours tentée de d'éloigner le lieu de la rencontre avec Dieu de Jésus-Christ en sa chair, et de la chair de l'homme pour le mener vers quel qu'autre lieu, plus spirituel, plus pur, moins « douloureux ». Mais ce ne serait pas là la véritable contemplation, sinon la énième tentative de l'homme pour se procurer un bien illusoire, en s'évadant de l'histoire et de sa vérité propre, qui est toujours très petite, très basse, très humiliante. Dieu aime le pauvre, qui s'abaisse, et non celui qui prétend s'élever à des hauteurs célestes, qui, en réalité n'existent pas, parce que - nous dit Thérèse - l'unique ciel véritable, c'est l'histoire d'un Dieu qui est communion en soi même, et avec l'humanité en chemin.
2. « Ils sont dans le monde, mais ils ne sont pas du monde » (Jn 17,11.16)
Le fait d'être contemplative et religieuse n'amène pas Thérèse à fuir l'histoire, parce que c'est là justement que son Dieu l'attend, au cœur de la lutte de chaque jour. Parmi les nombreux textes de ses écrits que nous pouvons citer, je me souviens de l'un des plus fameux, extrait des Fondations (5,15-16) : « C'est là, mes filles, qu'il faut voir l'amour : pas dans les recoins, mais au milieu des occasions [...]Le véritable amant aime en tous lieux et pense sans cesse à l'aimé. Ce serait un peu fort, si nous ne pouvions faire oraison que dans les recoins. »
Néanmoins, l'immersion dans l'histoire, le « vivre dans le monde » est toujours uni à un violent désir de la patrie, de l'arrivée définitive. On ne peut comprendre Thérèse si l'on oublie ou sous estime cette tension eschatologique, qui une fois encore la rapproche de Saint Paul, dans son désir d' « être libéré de ce corps pour être avec le Christ » (Phil. 1,23). La liberté de Thérèse, son jugement critique à l'égard des conditionnements culturels et sociaux de son temps ne peuvent s'expliquer sans cette « réserve eschatologique ». Si Thérèse est capable de relativiser les principes absolus du monde qui l'entoure, c'est parce que son expérience de Dieu lui montre ce qu'il y a de provisoire et de partiel dans tout cela. « Tout passe, Dieu ne change pas » Thérèse a pu entrer à fond dans les batailles de l'histoire seulement parce que son cœur demeurait libre et son esprit lucide, tout centrés tous deux sur son inébranlable confiance en Dieu. Qui fait l'expérience du tout de Dieu ne pourra jamais échanger les nombreux fragments de vérité et d'erreur, inextricablement mêlés dans le puzzle de l'histoire, contre le tout. « Cette vérité dont je parle et qu'on me fit comprendre est en soi la Vérité même, toutes les autres vérités dépendent de cette Vérité, comme tous les autres amours de cet Amour, et toutes les autres grandeurs de cette Grandeur. » (V 40, 4)
Là, les idéologies ou les positions politiques n'existent plus ; Le prophétisme n'est ni de droite, ni de gauche : il est bien une lumière et une force qui viennent d'en haut, et en même temps du plus profond de nous-mêmes, ainsi que l'a dit Saint Augustin d'une façon inégalable. Si l'oraison et la contemplation sont une aspiration à cette lumière et à cette force, alors il ne peut exister au monde un plus puissant moteur de transformation de ce monde. Ainsi que le disait Thérèse de l'Enfant Jésus : c'est le point d'appui qui permet de soulever le monde (Ms C 36). L'oraison n'est pas simplement un lieu d'expression de la piété personnelle, ou d'un attachement religieux personnel pour le Seigneur : c'est un espace/temps dans le monde qui libère la personne d'un filet invisible de conditionnements et l'introduit à une vision différente du monde, c'est un regard de l'extérieur qui rend possible une façon différente de juger et d'agir. Si l'oraison se réduisait à un pur exercice spirituel, désincarné, elle serait elle aussi un simple morceau de monde, une sorte de « mondanité spirituelle », comme dit le Pape François en citant Henri de Lubac.
3. « A quoi cela servirait-il à l'homme de gagner le monde s'il se perd lui-même?» (Lc 9,25)
Thérèse a une claire perception de la très haute dignité de la personne humaine et de son insondable mystère (cf lère Demeure 1, 1). Nous aurons beau nous y efforcer - dit Thérèse - jamais nous ne parviendrons à comprendre « la beauté d'une âme », parce qu'elle faite à l'image de Dieu et, de ce fait, participe de son être ineffable. L'homme est la demeure de Dieu. L'imaginer comme « vide » est une idée abstraite : « Ne nous voyons pas vides intérieurement. » (C 28, 10) dit Thérèse à ses filles. La vision thérésienne de l'homme est, si vous me permettez d'employer ce terme, « théophore » : l'homme est, en soi, dans sa constitution, porteur de Dieu, habité par l'hôte divin.
Bien évidement cela a des conséquences sur la façon de concevoir le développement de la personne humaine, sa croissance morale et spirituelle. Originellement l'homme n'est pas un « je », mais un « tu ». C'est seulement en allant plus profondément dans cette relation de rencontre et d'amitié avec Celui par qui il se sent appelé, que l'homme peut se connaître et atteindre son identité, son moi authentique. C'est grosso modo ce que Thérèse a compris en entendant la prière de Jésus qui lui disait : « Cherche-toi en moi » et, en même temps : « Cherche-moi en toi », comme elle devait l'écrire dans sa poésie, « Ame, tu dois te chercher en Moi ».
Sans que cela soit trop conscient, on peut dire pourtant que cela attaque les racines même de notre individualisme moderne. La personne, si elle veut être maîtresse d'elle-même, doit apprendre non pas à s'affirmer, mais plutôt à « se recueillir » : « Ne vous lassez pas de mettre en pratique ce que je vous ai dit ; atteindre peu à peu la maîtrise de soi [...] Si on parle, on tâche de se rappeler qu'il existe en nous-même quelqu'un à qui parler ; si on écoute, se rappeler qu'on doit écouter Celui qui nous parle de plus près. » (C 29,7). Naturellement, cela requiert l'exercice des vertus passives, qui sont le fondement des vertus actives. L'humilité est la base de tout l'édifice. « L'édifice tout entier est fondé sur l'humilité. » (V 12,4).Mais l'humilité thérésienne, est, comme nous le savons, «être dans la vérité en face de la Vérité même» (V 40,3). Vivre cela c'est entrer dans la connaissance profonde de ce que nous sommes et de ce qu'est Dieu, de ce que nous pouvons, et de ce que Dieu peut.(cf R 28).
4. « Qui est mon prochain ? Celui qui a été saisi de compassion pour lui» (Lc 10,29.37)
Cette transformation anthropologique produite par l'expérience de Dieu se manifeste, dans la relation à l'autre, par la « compassion », concept que, dans son langage, Thérèse exprime souvent en termes de « peine » («avoir de la peine», «il me fait peine»... etc.).
Thérèse est affligée par les souffrances, les difficultés, les travaux et les peines, les péchés de l'autre, devant lesquels elle ne peut rester ni indifférente ni inactive. La peine pour l'autre est comme un aiguillon qui la pousse à secourir le prochain, soit par la prière, soit par la parole, soit par une approche affectueuse et généreuse. S'il n'en était pas ainsi, nous pourrions nous demander sérieusement si nous avons réellement rencontré Dieu. « Donc, mes sœurs, efforcez-vous d'être affables autant que vous le pourrez sans offenser Dieu, comprenez toutes les personnes que vous fréquentez [...] d'autant plus sociables avec leurs sœurs qu'elles sont plus saintes [...] Tâchez de comprendre que Dieu, en vérité, n'attache pas aux petites choses autant d'importance que vous le pensez ; ne laissez pas votre âme ni votre cœur se recroqueviller, vous risqueriez de perdre de grands biens» (C 41,7-8).
C'est pour cela que Thérèse ne supporte pas les personnes renfermées et repliées sur elles-mêmes ces « âmes encapuchonnées » (5ème Demeure chap. 3, 11), ainsi qu'elle les appelle, toute préoccupées de savoir à quel degré d'oraison elles sont arrivées, et soucieuses que rien ne vienne les détourner de leur recueillement. « Quand je les vois ainsi - dit Thérèse -, je suis convaincue qu'elles ne savent pas comment on parvient à l'union».
En revanche - en une époque de passions froides et de raison calculatrice - la contemplation nous rend vulnérables, sans défense face au visage de l'autre et elle « nous met en chemin - vers l'autre-, comme Marie » (cf. Lc 1,39). Ce n'est pas par la force d'une volonté stoïque, ou d'une volonté de fer. Thérèse a dû combattre cette image de perfection comprise comme « imperturbabilité ». C'est la finesse de la sensibilité, la générosité du service, l'allégresse vitale de la communion.
« Où il y a des religieux, il y a de la joie », a dit le Pape François, non pas la joie qui vient d'un bien-être superficiel, mais la joie de qui vit à un niveau plus profond, savourant la beauté d'être homme, d'avoir une âme, un cœur habité par Dieu, et, qui de ce fait, est humble, capable de louange et de compassion.
Nous conclurons en disant que la mystique de Thérèse est une mystique prophétique, qui juge notre histoire et en dénonce les déviations, qui éclaire ses côtés obscurs et révèle ses erreurs. Il s'agit d'un prophétisme qui, tout en restant ferme, n'abandonne pas la douceur de la tendresse, la chaleur de l'humanité. Ce type de prophétisme n'est pas le résultat d'une analyse sociologique, ni la conclusion d'un discours moral, ni la sentence d'un procès en justice. Elle est l'expression d'un « pathos », d'une compassion, d'une expérience d'amitié, par laquelle Dieu a voulu partager avec une de ses créatures sa compassion pour le monde.
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